Ce soir à Alfortville, nous avons fêté la régularisation des vingt-six travailleurs sans-papiers de l’agence Chronopost de la ville. Sept mois de lutte, sept mois à vivre dehors, dans des tentes vertes protégées par des bâches bleues. Sept mois de canicule, de gel, de pluie. Sept mois sans salaire. Sept mois de joies et d’espoirs déçus, de rires et de moral en berne. Sept mois de musique saturée dans un haut-parleur improbable. Sept mois à charger cinquante smartphones sur une unique multiprise. Sept mois bercés par l’ennui, par le passage du camion-poubelle chaque jour à 11h, le nettoyage des sanitaires à 12h. Sept mois auxquels le Préfet du Val-de-Marne -qu’il en soit remercié- a mis fin par l’attribution d’autorisations de travail.
En vérité ce soir nous avons fêté le courage, la fraternité, notre indivisible humanité.
Je pense à vous, Christian, Jean-Louis, Pascal, Thierry et tous les autres camarades qui avez mis dans cette lutte une partie de vos vies personnelles. Vous êtes vraiment des dingues et il n’y avait que vous pour croire à l’issue heureuse de cette lutte.
Je pense à chacun de vous, les « Chronos » régularisés, qui ne courrez plus en croisant un policier dans la rue, qui ne verserez plus une partie de vos salaires à des « alias », qui pourrez à présent dire non à des conditions de travail dégradantes. Vos vies étaient suspendues à une petite carte en plastique. Vous l’avez aujourd’hui, vous l’avez mille fois méritée.
Pourtant au soir de célébrer ce combat victorieux, je voudrais dire un mot sur toutes les autres luttes qui continuent.
Rappeler d’abord qu’il reste en suspens des dizaines de sans-papiers qui ont apporté leur soutien aux « chronos » sur le piquet de grève d’Alfortville et que le combat continue pour eux : le préfet du Val-de-Marne doit les régulariser.
Dire aussi qu’il y a un peu plus d’un an, parce que je travaille dans une ONG de médecine humanitaire, j’étais au Tchad, l’un des pays les plus pauvres de la planète(*), dans la région de Moïssala, à quelques kilomètres de la frontière avec la République Centrafricaine. Cette région(**) est rurale, pauvre, les gens n’y ont pas grand-chose d’autre qu’un bout de terre à peine fertile, un vélo pour ceux qui ont le plus de moyens, une moto chinoise pour les plus riches. Mais le calme y règne, ce qui n’est pas le cas de l’autre côté de la frontière, en RCA, où des bandes armées pillent et brûlent des villages, tuent et violent. Beaucoup de Centrafricains traversent donc le fleuve et se réfugient au Tchad. Et que croyez-vous que cela provoque ? Rien. Des pauvres accueillent d’autres pauvres, sans rejet ni émeute, sans haine ni ressentiment. Parce que dans un monde normal, aucun humain ne peut renvoyer chez eux ceux qui souffrent ou risquent la mort.
Mais l’Europe n’est plus un monde normal. C’est un monde dont les dirigeants payent la Turquie et la Libye pour contenir loin de ses côtes ceux qui ont fui la mort et continuent de la risquer. L’Europe est un monde dans lequel on expulse des réfugiés vers l’Afghanistan et le Soudan. L’Europe est un monde qui a rétabli ses frontières intérieures pour refouler plus et mieux. Et pour les harragas(***) qui auraient malgré tout réussi a passé, l’enfer n’est pas terminé, il ne fait que commencer : en France, Macron affirmera sa fermeté, Castaner déploiera sa police pour plus de contrôles aux faciès, les préfets distribueront les OQTF(****), des députés voteront des lois discriminantes qui feront de la prison une règle, de la santé une quantité négligeable.
Non l’Europe n’est plus un monde normal.
Pourtant partout la résistance existe : des maires italiens ont refusé les décrets infâmes de Salvini, des collectifs en France s’organisent, des familles anonymes hébergent ceux que l’État laisse à la rue, des associations donnent des cours de français, des ONG prennent soin des mineurs isolés, des entrepreneurs leur offre une formation et un emploi.
Oui l’État est indigne. Mais cessons de fustiger ses carences, agissons sans lui. Arrêtons de nous contenter de porter nos valeurs en bandoulières. Les forces de gauche au sens large, qu’elles soient politiques, syndicales ou associatives, doivent prendre leurs responsabilités et proposer un accueil digne et complet.
Et parce que je suis val-de-marnais, je lance ici un appel au Conseil Départemental 94 et à tous les maires : Dans un mois, une fois les nouveaux exécutifs municipaux élus et installés, organisons l’accueil entre nous. En lien étroit avec les associations, de manière concertée, collective et volontariste, démontrons que nous n’avons besoin de personne pour faire vivre la fraternité dans nos territoires. Il y a sur notre sol des frères et sœurs qui ont besoin de nous, soyons à la hauteur de l’histoire de la gauche.
(*) 187ème sur 189 au classement de l’IDH, Indice de Développement Humain, 2018.
(**) Mandoul
(***) Ceux qui brûlent les frontières
(****) Obligation de Quitter le Territoire Français