Quitter la démocratie

La CNIL, le Défenseur des Droits, la Quadrature du Net, des chercheurs de l’INRIA et du monde entier, la Ligue des Droits de l’Homme, nombreux sont ceux qui alertent sur les menaces que fait courir sur les libertés individuelles l’application de traçage StopCovid lancée par le Gouvernement.

Nous sommes mûrs

Pourtant rien n’y fait, l’idée a déjà fait son chemin. Rarissimes sont les intervenants politiques qui y voient un problème de principe, invisibles les journalistes qui remettent en cause l’idée, inexistants les médecins qui critiqueraient l’idée. Et foisonnants les sondages qui laissent penser que les Français ne désapprouvent pas la mise en œuvre du traçage numérique. Tout est mûr, nous y allons tout droit. Nous allons collectivement et sciemment autoriser le gouvernement à tracer nos mouvements, les personnes que nous rencontrons, etc. Oh bien sûr la novlangue nous martèle que nos données personnelles sont anonymes, elle nous promet que la servitude d’aujourd’hui sera la liberté de demain. B.B. veille sur un peuple apeuré. L’heure serait trop grave pour s’embarrasser de questions de principes, si une application de traçage peut nous protéger de l’épidémie.

Nous voici donc revenus au classique et nécessaire balancier entre liberté et sécurité : doit-on réduire l’une pour améliorer l’autre ?

Sur l’atteinte aux libertés, je ne m’étendrai pas : malgré les euphémismes gouvernementaux, il est évident que ce traçage individuel représente une grave atteinte à nos libertés, j’invite tout le monde à lire les textes produits par les premiers cités de cet article.

L’outil inutile

A propos de la sécurité promise, je propose à chacun de s’interroger : en quoi une telle application permet-elle de faire régresser l’épidémie ? A quel moment le gouvernement a-t-il démontré que le tracking numérique fonctionnait ? Jamais. Et pour cause : Singapour a lancé le 20 mars dernier son application TraceTogether alors que l’épidémie dans le pays était très modérée. C’est d’ailleurs avec l’exemple singapourien que nos ministres ont mis en avant l’idée du traçage numérique. Sauf que depuis -et malgré l’application- la courbe là-bas est en train de monter en flèche ! Je ne m’étends pas, mais je l’affirme : le traçage numérique est totalement inutile. Le seul moyen fiable pour isoler les cas-contacts, c’est la mise en route d’une véritable armada d’enquêteurs sur le terrain, capables d’intervenir très vite. Où en est le recrutement des Français qui seront en charge de ces enquêtes, avec ou sans StopCovid ? Combien en faut-il ? Quel est leur profil ? A-t-on commencé à les embaucher, et si oui, où et à partir de quand démarreront-ils ? Le gouvernement est étonnement muet sur ce point et journalistes comme opposition ne l’interrogent jamais. C’est pourtant l’un des nœuds de la réponse à la propagation du virus.

A force de reculs

StopCovid est l’énième avatar de notre technologisme aveugle. Plus les années passent, plus notre XXIème siècle entend placer le désir de sécurité au-dessus de tout –et en particulier des libertés individuelles réduites à un « petit plus » sympathique. Pourtant, qui ne voit pas que cette quête n’est qu’un autre nom de la servitude ? Les libertés que nous abandonnons ne le sont jamais provisoirement, elles sont perdues à jamais.

De même que les « réformes » économiques et sociales depuis trente ans ne sont qu’une litanie de reculs des droits, l’érosion des libertés ne fait qu’accélérer. A chaque fait divers, à chaque attentat -et maintenant pandémie-, le premier réflexe est celui du repli, de la restriction, de la technologie au service de la suspicion. « Surveillez-moi si vous voulez, mais par pitié chassez ma peur ! » Notre consentement, pour ne pas dire notre demande, est effrayant. Trente ans de lois anti-terroristes, trente ans de lois sur l’immigration, trente ans de lois sur la sécurité intérieure n’ont jamais suscité grand émoi, malgré toutes les régressions qu’elles ont engendrées.

Curieusement (ou logiquement ?), plus notre société est sûre, plus le besoin de sécurité grandit. Nous sommes prêts à tous les reculs pour assouvir notre rêve d’une société de zéro délinquance, zéro mort, zéro maladie, zéro risque. Le député LREM Mounir Mahjoubi, interviewé hier, déclarait que si l’application StopCovid peut éviter ne serait-ce qu’une contamination, il est indispensable de la mettre en place. Le député européen EELV Yannick Jadot, hier toujours, disait ne pas avoir d’opposition de principe à cette technologie, sous réserve que nous soyons raisonnables dans son utilisation.

Il en va de même pour la vidéosurveillance : la délinquance nous pousse à installer des caméras – La délinquance persiste, voire augmente, ce qui nous conduit à en installer de nouvelles – Il n’y a aucune amélioration statistique, alors on promet que des avancées technologiques vont les rendre efficaces – Malgré la reconnaissance faciale rien ne progresse, on anticipe la capacité à détecter automatiquement les comportements suspects – et le cercle infernal continue : aujourd’hui les drones, demain autre chose… Persuadé de l’efficacité de la surveillance technologique et faute d’un débat sérieux, le peuple lui-même enjoint les gouvernants d’aller toujours plus loin.

Si encore cela fonctionnait, le débat aurait un grand mérite. Mais les caméras installées en masse depuis trente ans ont-elles réduit la délinquance ? Assurément non comme le montrent les études universitaires sérieuses sur le sujet, assurément non puisqu’il en faut « toujours plus » !

Quitter la liberté

Quelle société de pleutres sommes-nous devenus pour vouloir aujourd’hui l’inverse de ce pour quoi nos parents et grands-parents se sont battus hier, c’est-à-dire oublier leur propre sécurité pour sauver LA Liberté ? Nous voilà capables de toutes les servitudes pour vainement tenter de vivre dans l’absolue sûreté. Jean Moulin et Honoré d’Estienne d’Orves offraient leur vie contre la liberté des autres. Mounir Mahjoubi vend notre liberté pour sauver une vie. Il ne faut pas le blâmer il n’est que notre propre reflet collectif. Il dit ce que nous sommes devenus.

La vie est un risque. Et toujours nous en revenons à la nécessaire balance entre sûreté et liberté. Encore pour cela faut-il correctement évaluer le risque. Notre société ne l’évalue plus, il le refuse et glisse ainsi vers le tout-sécuritaire, autant dire l’abandon de sa liberté. Mais que sommes-nous sans la liberté ? Des morts qui marchent(1).

Bien entendu chacun aspire à la tranquillité, pour soi-même et les siens, le propos n’est pas ici de jouer au « s’en-fout-la-mort », mais de s’inquiéter d’une société qui place la valeur sécuritaire au-dessus de toutes les autres. Une telle société est déjà prête à quitter la démocratie.

(1) oui mais des morts modernes, qui marchent smartphone en main.

2 thoughts on “Quitter la démocratie

  1. personne n’est obligée de mettre de telles appli sur son portable, pas encore, alors passez vous en!!! la vie peut être vécue sans etre connectée en permanence, si si je vous assure .

  2. Pour être tracé, il faut un téléphone mobil. J’ai l’âge d’avoir vécu sans.
    Il me suffira de ne plus en avoir, non ?
    Evidemment, il n’y a plus les cabines téléphoniques mais la liberté ne vaut pas d’être sacrifiée pour un outil aussi utile soit-il.

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